Interview avec l’artiste Daniela Chirion
« Tout tourne autour de la forteresse que nous construisons » disait la poétesse-peintre que j’ai rencontrée aujourd’hui. Et, j’ai vu sa forteresse, ses toiles, ses crayons et ses nuanciers. J’ai finalement fait la connaissance de cette peintre-magique qui apprivoise les couleurs, qui perce les toiles avec son regard vif et qui peint comme une déesse. Elle fait partie des artistes pour qui le noir est une couleur. Ses chefs-d’œuvre, réalisés en noir et blanc, m’ont fait penser à Pierre Soulages sans que j’y voie l’abstrait.
1. Qui est Daniela Chirion et quels ont été tes débuts ?
Daniela Chirion est peintre. Je ne me considère pas comme un artiste – le terme est devenu trop ambigu et trop souvent utilisé. Le but de ma recherche est la Peinture. La lumière. La forme. Mon amour pour la peinture s’ancre dans le monde qui se trouve au-delà de la surface de la toile, un monde poétique, mais aussi pratique ; un peintre se doit d’être aussi bien poète, philosophe, artisan que simple menuisier. Regarder le monde les yeux pleins de questions et bâtir son monde à soi de ses propres mains – voilà en quoi consiste pour moi la beauté de la Peinture.
J’ai commencé très tôt, à douze ans, l’âge auquel pendant la Renaissance les enfants entamaient leur stage d’apprentissage auprès d’un maitre. À cet âge-là, j’ai choisi de continuer mes études dans un lycée d’arts plastiques. Mais, en absolu, j’ai commencé depuis toujours. Je ne me souviens pas d’avoir désiré une autre carrière.
2. Quel est ton style et quelles techniques picturales utilises-tu ? Quels thèmes explores-tu ? J’adore ton Mitochondrial DNA…
Je ne pourrais pas m’identifier à un certain style. Je crée toujours de nouvelles séries d’œuvres, des séries qui n’ont en commun que mon geste pictural, ma touche de pinceau. Je suis toujours en train de me réinventer.
D’un point de vue technique, depuis toujours, je préfère les couleurs à huile sur toile en lin, pour moi, ces deux matériaux sont synonymes de la peinture. L’onctuosité, la transparence, la consistance des couleurs à huile reste inégalable, de même que la texture irrégulière et profonde de la fibre de lin.
Les thèmes que j’ai abordés au fil du temps peuvent sembler classiques – des portraits, des paysages, des natures mortes. Mais, il s’agit seulement d’une apparence ; tout ce que je fais relève en essence de l’abstrait et le figuratif n’est qu’un prétexte pour peindre. J’aimerais dire que j’élabore/construis des compositions. Ou, encore mieux, que je crée des toiles.
« Mitochondrial DNA » représente sans doute la plus conceptuelle de mes séries. D’habitude, je préfère ne pas inclure de narration, je préfère que le récit reste implicite, non explicite. Ici, il y a quand même un récit, toutefois très simple et clair – le noyau de la série est formé de cinq portraits qui montrent cinq générations de femmes, au départ de mon arrière-arrière-grand-mère jusqu’à moi. Toutes les cinq, nous nous situons en bout d’une longue lignée maternelle qui remonte à la nuit des temps. De toute cette filiation, je suis la seule vivante, la plus jeune et la plus vieille des toutes mes ancêtres. Je me retrouve ici pour raconter leur histoire, pour leur donner un visage et pour les sauver de l’oubli.
3. Pourquoi juste le noir et le blanc ? Quel est ton lien personnel avec les draps et la lingerie ? C’est quoi la couleur pour toi ?
Est-ce la peinture synonyme de la couleur ? Je me suis posée cette question il y a quelques années. Et ma réponse a été non.
Pour moi, la peinture est beaucoup plus que la couleur. C’est une texture, une vibration, un geste. C’est la Lumière.
Par conséquent, en 2014, après plus de deux décennies et demi d’expériences avec la couleur, j’ai décidé de restreindre ma palette au noir et blanc.
Cela n’a pas été facile. Il m’a fallu deux ans pour renoncer aux arrière-plans coloriés qui brillaient à travers les couches de nuances superposées. Et aussi, pour pousser mes toiles vers un achromatisme radical tout en ayant un objectif très clair – celui de créer une sorte de peinture qui, sous couvert d’art figuratif, soit en fait abstraite.
La couleur est partout. La couleur, c’est une sensation. La couleur c’est aussi une illusion, puisque nous, les humains, nous la voyons différemment des autres espèces animales. Et si l’on pense aux daltoniens, même nous, nous ne voyons pas tous un arc-en-ciel de la même manière.
La couleur, c’est aussi la vie. C’est l’émotion. Elle peut être pleine de joie, de tristesse, d’espoir et de désespoir.
Le noir pur et le blanc pur n’existent pas dans la nature. Ce sont des concepts théoriques.
Ce qui nous semble noir et blanc contient encore beaucoup de couleur, des nuances infinies.
C’est comme ça que j’ai été séduite par toute l’échelle des gris argentés neutres. Je suis tombée amoureuse de leur monde sobre et du défi d’obtenir un maximum d’effets avec un minimum de moyens.
Les draps et le linge de maison sont venus naturellement comme prétexte pour les plis, pour les jeux d’ombres et de lumières. Il y a sans aucun doute quelque chose d’intime là-dedans, mais aussi quelque chose de mystérieux, de caché. Encore une fois, le récit est ouvert à toutes les interprétations.
4. Combien cela t’a coûté pour réaliser, par exemple, White Shades XXII et combien de temps cela t’a pris pour le réaliser ?
« White Shades XXII », c’est une œuvre spéciale, dans le sens où j’ai moi-même entièrement préparé la toile. Son histoire est donc assez longue – le châssis a été commandé séparément, la toile en lin a été achetée à Gand, j’ai monté la toile sur le châssis pendant un hiver glacial et j’y ai posé la couche d’apprêt pendant un été ensoleillé. Par conséquent, il serait difficile d’approximer tant le coût des matériaux que le temps (considérable) requis par la préparation du support. À présent, je préfère commander mes toiles déjà préparées pour épargner du temps, mais elles arrivent dans un format standard. Pour un format atypique, il me faut beaucoup de patience et de la pratique artisanale, un savoir-faire qui, je l’espère, ne sera pas oublié malgré l’époque digitale ou nous vivons.
Pour ce qui est de l’œuvre en soi, la création des images peut prendre parfois des années. Je peins seulement quand la structure de la composition est claire dans ma tête. A ce moment-là, le travail va assez vite – je travaille pendant une seule séance qui dure, d’habitude, entre douze et dix-huit heures. Pourtant, ce moment de gloire n’est que la pointe de l’iceberg.
5. Comment tes peintures ont-elles évolué au fil des années ? Qu’est-ce qui t’inspire ?
Je pense qu’au fil du temps, mes œuvres sont devenues plus cérébrales et détachées. La surface de la toile reflète ce qui se trouve au-delà de l’apparence.
Mes sources d’inspiration sont aussi diversifiées qu’inattendues. La nuance d’une couleur, la forme d’une ombre, une musique dont j’extrais l’énergie et je la recrée sur la toile. Parfois, rien d’autre qu’un état d’esprit poétique qui désire porter une forme visible.
6. As-tu un artiste-peintre préféré ? T’influence-t-il ou non ? Et dans quelle mesure ?
J’ai toujours aimé Diego Velázquez et Frans Hals pour leur touche précise et libre. James Whistler m’a inspiré le détachement de l’anecdote et la liberté des harmonies autosuffisantes. J’ai toujours apprécié aussi son lien avec la musique – si l’on pense au fait qu’il a intitulé le portrait de sa mère « Arrangement en noir, opus 1 ».
Parmi les contemporains, la diversité de Gerhard Richter a toujours été pour moi une confirmation du fait que nous devons être libres de toute contrainte stylistique.
Sinon, on apprend surement de chaque contact avec d’autres peintres, contemporains ou non, surtout pendant les années de formation. Ensuite, on trace son propre chemin.
7. Quel a été le plus grand défi de ta vie d’artiste ? As-tu d’autres passions que la peinture ? Un artiste, peut-il se nourrir juste de sa passion ?
Chaque jour d’atelier représente un défi et un combat contre ses propres limites. Au fur et à mesure que l’on accumule de l’expérience, le travail ne devient pas plus simple, mais plus compliqué. Plus on sait et on est capable, plus on se rend compte du peu que l’on sait et du peu dont on est capable. La passion pour la peinture rencontre la passion pour la connaissance. Au-delà de sa dimension esthétique, la peinture est en soi une modalité de se connaitre et de connaitre le monde.
Mais, toute passion, aussi ardente soit-elle, a besoin d’être alimentée de l’extérieur. Sinon, elle s’autoconsomme, s’assèche, se répète. Les livres, la musique, l’écriture m’ont toujours fait renaitre, me réinventer. Les heures solitaires de la nuit, également.
La série des cinq générations: